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Libertés sous surveillance

Radio GI·NE 18 octobre 2020 2


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« Quand il n’y a pas d’État totalitaire, on pourrait trop aisément croire qu’il n’y a plus de contrôle politique, alors que celui-ci n’a fait que prendre une forme différente. »

Richard Sennett, Les Tyrannies de l’intimité, 1974.

« Il n’y a pas lieu de craindre ou d’espérer, mais de chercher de nouvelles armes. »

Gilles Deleuze, Pourparlers, 1990.
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Pendant 56 jours, du 17 mars au 11 mai 2020, les Français ont eu ordre de rester à domicile pour lutter contre un virus dont la contagion menaçait de saturer les services de soin et, par conséquent, d’augmenter les risques de décès au sein de la population. L’exposition semblait telle que le confinement s’imposait comme l’ultime mesure de lutte contre une propagation aux effets désastreux.

Pour faire respecter ce confinement forcé, craignant l’indiscipline d’un peuple mobilisé depuis de longs mois dans des luttes sociales, le gouvernement a mis en place des mesures répressives et punitives dont l’essentiel reposait sur le contrôle policier et la menace de l’amende, voire de la prison pour les récidivistes. Des autorisations devaient être présentées sur demande, limitant les déplacements dans un rayon d’un kilomètre et pour une durée d’une heure maximum. Certaines villes ont ajouté à ce dispositif des couvre-feux empêchant les sorties du domicile après 20 heures, 21 heures ou 22 heures. Christian Estrosi, maire de Nice, a d’ailleurs précisé que la diminution des éclairages urbains le soir ne permettrait pas aux « délinquants » d’échapper au regard de la police : « nous avons un réseau de caméras de vidéosurveillance à infrarouge : on repérera facilement ceux qui contreviendraient à ces mesures pour que nos policiers puissent leur tomber dessus. » [1]

Le drone est devenu l’outil parfait pour traquer les contrevenants aux règles

Après des utilisations régulières lors des manifestations des Gilets jaunes, les drones sont apparus comme une solution de surveillance supplémentaire pour le respect du confinement dans certaines zones du territoire, notamment des zones « difficilement accessibles ». D’abord dans la ville de Nice, puis dans plusieurs autres villes et départements [2], le drone est devenu l’outil parfait pour traquer les contrevenants aux règles. Certains de ces drones, équipés de caméras thermiques, peuvent repérer des groupements de personnes dans les bois ou sous une halle [3]. Le 12 avril, alors que les Français étaient assignés chez eux, le Ministère de l’Intérieur a quant à lui commandé 650 drones (dont une vingtaine de nano-drones) pour un prix d’environ quatre millions d’euros, laissant présager du très fort développement de cette technique pour surveiller la population française, bien au-delà de la crise de la Covid-19. Le gouvernement s’est d’ailleurs défendu de l’opportunité de cette crise, insistant sur le fait que cette commande était prévue bien avant mars. Au début de l’année 2019, l’armée française avait elle aussi passé commande pour un montant de plus de 77 millions d’euros de Black Hornet PRS 3, des drones de 16 centimètres et 33 grammes, équipés de caméras HD thermiques, avec une autonomie de 25 minutes et pouvant voler à 10 mètres d’altitude dans le plus grand silence. L’armée n’étant pas la police, mais œuvrant tout de même sur le territoire français dans le cadre de Vigipirate, pourrait-elle mettre ses équipements à disposition du gouvernement pour surveiller la population française ?

Enfin – mais la liste n’est pas exhaustive – une application de traçage pour smartphone, du nom de « StopCovid », devait servir à identifier les personnes contaminées par le virus, et, par le biais de la technologie Bluetooth, permettre de savoir quels autres individus avaient été en contact avec elles. La garde des Sceaux, Nicole Belloubet, a assuré le 27 mai 2020, devant l’Assemblée nationale, que cette application « n’est pas un prétexte à un état policier » et qu’elle n’a pas pour vocation d’être pérenne. Mais, à Hangzhou, en Chine, l’application Close Contact Detector, créée dans le cadre de cette même crise sanitaire, et visant à indiquer qui doit rester à son domicile et qui peut circuler librement, tend à se développer pour intégrer d’autres données personnelles. Notamment, des données de santé ou de comportement pouvant donner ou enlever des points aux détenteurs de l’application. Ainsi, un manque d’heures de sommeil, ou bien la consommation de tabac ou d’alcool ferait perdre des points. Un bon dossier médical ou la pratique d’un sport en ferait gagner. Selon la commission de santé de Hangzhou, cette évolution de l’application serait « un pare-feu pour améliorer la santé et l’immunité des habitants. » [4] Le dessein de cette application n’est qu’un élément devenu banal dans le projet chinois d’une surveillance généralisée de ses citoyens. Depuis 2018, la Chine a tranquillement franchi l’étape d’une exploitation quotidienne des comportements de chaque individu pour réaliser son projet d’une « culture de l’intégrité » et son programme de « crédit social ». Tous les moyens électroniques sont ainsi mis en œuvre pour scruter les gestes de chacun et leur attribuer ou leur enlever des points. Ces points ne sont pas qu’une dotation symbolique, ils favorisent ou empêchent concrètement l’accès à tous les services de la vie sociale : transports, travail, assurances, banques, logement… De plus, ils sont utilisés à des fins d’humiliation publique par l’affichage du visage des « délinquants » sur les écrans géants de la ville, parfois parce qu’ils ont simplement traversé la rue à un feu rouge. Les moyens techniques tels que les caméras intelligentes et la géolocalisation, permettent aussi à la police chinoise d’appréhender un individu fiché pour « crime économique » parmi une foule de 60 000 personnes. [5]

Tous ces éléments ne sont qu’un rappel très partiel des techniques connues à ce jour pour surveiller une population. En France, des citoyens avertis savent globalement ce qu’il en est [6], mais une part importante n’en mesure pas l’ampleur ou se désintéresse totalement de la question. Ce qui se traduit par un blanc-seing accordé tant aux autorités publiques qu’aux entreprises privées qui s’immiscent sans retenue dans la vie des citoyens et génèrent une base de connaissance très précise sur leurs comportements, leurs centres d’intérêt et leurs idées. Paradoxalement, il est régulièrement reproché à ces mêmes citoyens de filmer ou photographier, par exemple, les violences policières dans la rue, alors que, depuis au moins l’instauration des caméras de vidéosurveillance sous l’autorité de Charles Pasqua dans le début des années 90, et ce jusqu’à aujourd’hui, la surveillance de la population n’a cessé de prendre de l’ampleur. Dans le même temps, les révélations d’Edward Snowden semblent n’être qu’un vieux souvenir et la situation de Julian Assange, traité en-deçà de toute humanité, ne soulève pas de débat à la hauteur de la crise démocratique qu’elle interroge.

De ce fait, très peu de mobilisations significatives permettent d’exercer un contrôle sur des pratiques et des lois qui facilitent le déploiement de cette surveillance permanente et de plus en plus intrusive. Il faut donc se faire à l’idée qu’un recul important des libertés est en train de se faire sous nos yeux, et ce dans une passivité collective absolument aberrante. Il ne s’agit pas d’une chose qui va arriver, mais d’une chose déjà là.

C’est parce qu’une partie de nous est cachée, parce qu’elle appartient à la sphère privée, que nous pouvons exister comme personnalité dans l’espace collectif, c’est-à-dire comme être politique

Nous venons pourtant toutes et tous de souffrir d’un épisode de confinement inédit. Si certains en ont moins souffert que d’autres, cet enfermement a constitué un moment assez difficile pour une partie non négligeable de la population. Mais l’argument sanitaire est un atout pour le pouvoir politique qui active une culpabilisation relativement forte afin que chacun intègre un comportement de soumission presque totale à des ordres profondément liberticides. L’urgence de la situation, le flou général des informations, les mensonges et les contradictions, ont poussé chacun à obéir plutôt qu’à mettre en péril la vie des autres et la sienne. Mais les gouvernants profitent d’un état de sidération pour transformer ce moment d’urgence en état permanent. Ainsi en avait-il été suite aux attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan en France, qui ont permis que passent dans le droit commun des lois d’exception liées au contexte spécifique et ponctuel de la menace terroriste.

Il faut cependant voir dans cette acceptation générale une question plus profonde qui caractérise notre société depuis fort longtemps, bien avant le développement des technologies de surveillance que nous connaissons aujourd’hui. Cette question est celle de la place que nous accordons à la vie privée et la frontière qui se déplace, voire s’efface entre l’intimité et la vie publique. Car la préservation de l’intimité est la condition même d’une vie publique. C’est parce qu’une partie de nous est cachée, parce qu’elle appartient à la sphère privée, que nous pouvons, chacune et chacun, exister comme personnalité dans l’espace collectif, c’est-à-dire comme être politique, actrice et acteur au sein d’une société. La privation de l’intimité, la transparence qui s’impose en tout point sur le comportement d’un individu en dehors de l’espace public, vise à la destruction même de son existence sociale [7]. La psychologie nous enseigne que le développement de l’enfant tient pour une part fondamentale dans sa capacité à exister pour lui-même, à l’abris des regards extérieurs. Le philosophe Ernst Bloch nous le signale d’une manière plus poétique lorsqu’il nous rappelle que « l’enfant qui se cache s’évade aussi (…) C’est pour mieux s’échapper qu’il se retranche derrière ses remparts. » [8] De même, l’adulte a besoin lui aussi de pouvoir se retrancher afin de se réaliser dans la vie sociale. Amputé de son intimité il n’est plus qu’un fantôme dans l’espace public. Un être qui, à force de transparence, n’aspire plus à aucun changement et se conforme au monde qu’on lui impose.

Les technologies de surveillance ne mènent à rien d’autre qu’à cet effacement de la personnalité. Elles visent à une normalisation des comportements, à une intégration volontaire et obéissante des codes sociaux et culturels dictés par un pouvoir politique qui parvient alors à exercer un contrôle quasi totalitaire sur la population. Ce qu’apportent les nouvelles technologies de surveillance n’est qu’une difficulté supplémentaire à s’en prémunir. Pendant qu’une élite fortunée parvient, elle, de son côté, à échapper à l’œil inquisiteur des machines, elle force le reste de la population à ne plus vivre que dans un espace ouvert au regard de tous [9]. Reprenant l‘œuvre de Michel Foucault, Gilles Deleuze rappelait que tous les lieux d’enfermement (école, hôpital, prison…) étaient en crise. Ces lieux, qui marquaient l’ère des « sociétés disciplinaires », allaient bientôt laisser place à des « sociétés de contrôle » : là où tous les espaces sont ouverts (hors de l’école, hors de l’hôpital, hors de la prison), là où chacun peut circuler hors-les-murs, mais où tout cet espace sans frontière est régi par une sorte de cerveau central qui décide s’il est possible ou non de passer une barrière. « Ce qui compte n’est pas la barrière, écrit Deleuze, mais l’ordinateur qui repère la position de chacun, licite ou illicite, et opère une modulation universelle. » [10] Ainsi, là où l’espace semble totalement libre et ouvert, il est en fait juché de « barrières » qui modulent la liberté d’aller et venir en fonction de critères aléatoires définis par des lois votées à la volée selon les circonstances. Comme par exemple le fait d’être soupçonné d’être contaminé par un virus, ou encore le fait d’être en retard sur le paiement de ses impôts.

La question reste de savoir comment et par qui est défini ce qui est licite ou non. Dans quelles conditions ce qui était permis hier ne l’est plus aujourd’hui ? Quel pouvoir une population a-t-elle sur ce qui lui est permis de faire ou non ? Qui décide et de quelle manière de ce qui constitue la normalité d’un comportement ? Qui déclare, après avoir défini cette norme, qu’un comportement est déviant, ou que celui qui ne s’y conforme pas est un délinquant ? Car la délinquance ou la déviance ne peut s’évaluer qu’en fonction de cette norme. Il suffit de soudainement la changer pour qu’un « bon » citoyen devienne alors un vulgaire « délinquant » [11]. La capacité des gouvernements à régulièrement changer les règles, surtout en période de crise, tend à rendre les citoyens relativement schizophrènes, à les empêcher de comprendre ce qui leur est permis de faire, de penser, de ressentir. Dans une telle situation, la meilleure solution reste encore de ne plus rien faire, de ne plus rien dire, de ne plus rien ressentir. En d’autres termes, de s’abstenir, ou de n’étaler de soi au grand jour que les aspects les plus banals et les plus vulgaires de sa personnalité. La crise sanitaire que nous sommes en train de traverser nous laissera observer si la population décide de se taire ou de trouver de nouvelles armes, si elle continue de s’abstenir ou si elle se dresse pour réaffirmer ses libertés, mais elle annonce dans tous les cas une avancée décisive dans le développement d’un contrôle social particulièrement liberticide.

© Photo Radio Gi·ne

[1] Source : ladepeche.fr ou leparisien.fr, avec AFP, vendredi 20 mars 2020. C’est moi qui souligne.

[2] Paris, Marseille, Pornic, le Grau-du-Roi, le lac du Bourget, la baie de Somme, les berges du Doubs, l’Île de Ré, le littoral des Côtes-d’Armor, de la Corse, du Pas-de-Calais, du Var, de Loire-Atlantique…

[3] Source : www.aefinfo.fr

[4] « En Chine, une app de suivi de santé pourrait perdurer après la pandémie », iGeneration, 29 mai 2020. www.igen.fr

[5] « En Chine, des citoyens sous surveillances », lemonde.fr, 15 juin 2018 ; « En Chine, 1,4 milliards de suspects sous surveillance », lesechos.fr, 6 juin 2018 ; « La Chine distribue des bons et des mauvais points à ses citoyens », franceinter.fr, 7 février 2019. Une somme considérable d’articles et d’émissions ont remplis les médias occidentaux sur ce sujet.

[6] Une partie de la presse, ainsi que certaines associations militantes comme la Quadrature du Net, ne cessent d’informer sur le développement de ces techniques et sur leur utilisation abusive, c’est-à-dire hors-la-loi.

[7] Lire sur ce point Richard Sennett, Les Tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil, 1979.

[8] Ernst Bloch, Le Principe Espérance, Paris, Gallimard, 1976.

[9] Des sociétés de sécurité privées offrent aux riches personnalités des moyens techniques relativement coûteux permettant de protéger leur propriété à l’aide, par exemple, de brouilleurs de drones. Alors que cette caste protège en toute légalité ses espaces privés, elle interdit au reste de la population d’en faire de même en acceptant, voire en encourageant des lois qui permettent le survol des villes par des drones capables de filmer l’intérieur même des domiciles.

[10] Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », L’Autre Journal, n°1, mai 1990, réédité dans Pourparlers, Paris, Éditions de Minuit, 1990.

[11] Je renvoie ici à l’ouvrage de Howard Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985.

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